Tout en me baladant parmi les bâtiments cités dans les billets précédents je tente de me fondre dans la foule afin de prendre en photo les gens autour de moi. Affairés qu’ils sont à prendre leurs propres photos, à discuter entre eux ou à être comme figés sur place par la beauté du lieu personne ne fait attention à moi, mais cela ne m’empêche pas d’être réticent à pointer mon appareil vers eux. Comme le fait le brillant photographe Bruno Quinquet dans sa série de photographies salaryman project, il suffirait que le visage du sujet ne soit pas reconnaissable pour que je ne me sente pas coupable de faire quelque chose de mal, mais je n’ai ni les idées ni la spontanéité nécessaire et me contente (mais c’est déjà beaucoup pour moi) de prendre les sujets qui m’intéressent de dos ou de loin.
Kyoto, deuxième jour. Nous avions tellement de choses à nous raconter que nous nous sommes couchés tard la veille mais je n’ai presque pas eu à me forcer pour parvenir à me lever, enfiler mes chaussures de course, et en pyjama presque, courir 10km dans les rues de Kyoto, le ventre vide mais des étoiles plein la tête, émerveillé, me répétant sans cesse ‘c’est dingue, je cours au milieu de monuments sacrés’.
Nous passons la matinée aux alentours du Kiyomizudera (清水寺). Je me projette mentalement un millier d’années en arrière, aidé en cela par le fait que de nombreux touristes soient revêtus de kimonos et de yukatas disponibles en location. J’imagine à l’époque la béatitude des pèlerins venant parfois du bout du pays à la vue de ces grandioses bâtisses. Y’avait-il alors déjà autant de monde ? Pouvait-on distinguer divers dialectes dans le brouhaha incessant ? La notion de silence et de bruit occupe mes pensées partout où je vais, je me dis qu’il me faudra la prochaine fois laisser mon appareil photo à la maison et venir avec un dictaphone afin de mieux voir avec les oreilles. Bref. L’endroit, mais aussi les gens sont sublimes.
Fin d’après-midi à Fushimi Inari-taisha (伏見稲荷大社). Je suis moi-même surpris de ne jamais y être venu auparavant et suis heureux de partager mes premières impressions, moi qui jalousais mes amis de découvrir le Japon pour la première fois. Bien qu’il soit difficile de profiter de la spiritualité du site, le sentier qui passe à travers les milliers de portiques vermillons est esthétiquement sublime tandis que le soleil déjà bas forme des ombres sur les torii.
Un ami de longue date et sa femme effectuent leur premier – et probablement pas leur dernier – voyage au Japon, un beau parcours de plus de deux semaines les menant dans les plus beaux coins du pays. Pour les touristes, il n’y a pas grand chose à faire ni à voir à Nagoya, surtout après avoir déjà fait le tour de l’immense et déjà bien dépaysante Tokyo. Il y a bien des balades extraordinaires à faire à quelques heures de route dans les préfectures alentours, mais cela demande beaucoup trop de temps en déplacements, ce qui n’est pas l’idéal lorsque l’on n’a qu’une ou deux journées à disposition. Osaka, Kyōto, Nara … Au vu de la densité de ces trois lieux historiquement parlant, le fait d’être situés dans un mouchoir de poche est une aubaine pour les touristes, et je comprends maintenant mieux pourquoi depuis une dizaine d’années ceux-ci entrent au Japon par Nagoya pour repartir d’Osaka.
Premier jour à Nara. La dernière fois que j’y suis venu c’était pour participer à son marathon en décembre 2016. En début de parcours nous traversions le vaste espace vert public qu’est le parc de Nara et les nombreux daims qui s’y baladaient, comme aujourd’hui, librement, nous regardaient d’un air étonné. La ville n’a pas changé (d’un poil) et après tout c’est bien normal, que sont quelques années pour une ville fondée en 710 ? Nous visitons en prenant tout notre temps le Grand Sanctuaire Kasuga 春日大社 puis le temple Tōdaiji 東大寺 qui renferme le Grand Bouddha Daibutsu. Partout où nous allons les touristes du monde entier sont tellement nombreux que c’est à peine si l’on entend parler japonais. C’est à la fois bizarre et fascinant, comme si le corps était au Japon mais l’esprit ailleurs, ou l’inverse.
Le temps est gris, on a perdu dix degrés en l’espace de deux semaines. Nous voilà malgré tout partis pour une courte virée vers la ville de Nagahama (長浜市), dans la préfecture de Shiga, au bord du lac Biwa, le plus grand lac du Japon, situé non loin de Sekigahara, lieu où s’est tenue la célèbre bataille de Sekigahara en 1600.
Le château de Nagahama a été édifié aux environs de l’an 1577 par le seigneur féodal Toyotomi Hideyoshi. Il ne reste aujourd’hui que quelques ruines des bâtiments d’origine ainsi qu’une reconstruction du château datant de 1983. Ce n’est sans doute pas le château le plus impressionnant qui soit, mais nous sommes dans le coin aujourd’hui pour son aspect historique. En effet, Louis a dernièrement un appétit incroyablement vorace pour tout ce qui concerne l’histoire féodale du Japon, c’est comme s’il retenait instantanément tout ce qu’il lisait sur le sujet. J’ai toujours été incapable de retenir les dates et confonds irrémédiablement les noms de guerriers qui se ressemblent tous, de sorte que je peine à suivre.
Nous faisons le tour du château sans pénétrer à l’intérieur puis traînons sur les rives du lac, tellement immense que l’on n’en voit pas la côte en face. S’il n’y avait pas l’absence de son odeur caractéristique on pourrait se croire en bord de mer, le passage de quelque bateaux de croisière formant régulièrement quelques vagues pour brouiller encore un peu plus les cartes. Léo et Louis se mettent à faire des ricochets sur la surface de l’eau avec des galets et sont aussitôt imités par d’autres enfants. Leurs parents s’y mettent et nous aussi, la chose est inexplicablement contagieuse, comme lorsqu’une personne baille à côté de soi.
Trois semaines de vacances, en quelque sorte. Les journées défilent et la période de blanc se prolonge … Quand il m’arrive de parler du fait que j’écris mes carnets à mes collègues ou mes amis, ils s’étonnent toujours de la longévité de mon activité. Je leur explique à chaque fois que le secret réside dans le choix du support d’écriture, à savoir un cahier ou un agenda sans inscription de la moindre date. Je ne connais personne qui ait été capable d’écrire longtemps dans un carnet de type ‘une page par jour’, avec la date inscrite en haut de page. Il suffit en effet, et ce quelle que soit la raison, de ne pas y écrire pendant deux ou trois jours pour irrémédiablement ressentir un sentiment de culpabilité, l’écriture est de par sa promesse faite à soi-même plus devenue un devoir qu’un plaisir. Même neufs et vierges, on ne trouve ni mention de date ou de jour dans mes carnets – toujours mon bon vieux Travelers Notebook dont il faudra d’ailleurs montrer quelques photos. J’y inscrit bien sûr la date quand j’y écris quelque chose ou y colle des photos, mais j’y écris quand je le veux, si je le veux, et ce sans que, comme si ça aurait été le cas si j’avais été paresseux pendant trois semaines, vingt-et-unes pages de blanc séparent deux inscriptions. C’est sans doute là ma manière de dompter la peur de la page blanche.
Finalement il en est de même pour ce blog. Il m’est arrivé pendant cette période de creux de me dire qu’il me faudrait donner signe de vie, mais au fond mon manque d’inspiration et d’envie d’écrire ne m’a pas préoccupé plus que cela. Pour une fois même, l’habituel ‘et si j’arrêtais tout ?’ ne m’a même pas effleuré. J’attendais juste que cela revienne, et j’écris ces quelques lignes pour palper ma forme, voir si j’y prends plaisir ou pas.
Les photos ci-dessus ont en réalité été prises l’année dernière à la même date à quelques jours près. Le retard s’explique par le temps agréable et propice aux promenades qu’il fait à partir de la mi-octobre pendant lequel je me baladais sans cesse et prenais énormément de photos que je n’ai pas réussi à caser dans un article avant que la chasse au kōyō ne débute. J’ai de la sorte de nombreuses photos qui attendent de ressurgir des tréfonds de ma photothèque. Je me dis toujours qu’il me faut attendre d’être dans le même mois ou au moins la même saison pour les utiliser. Non pas pour essayer de les intégrer discrètement dans le fil d’articles sans que personne ne s’en rende compte, mais parce que la lumière éblouissante d’un soleil d’été n’a rien à faire entre deux séries de photos prises dans la lumière douce d’automne.
Il s’agit donc d’une série prise lors d’une promenade, à pied, d’un peu plus de 12 kilomètres visant à remonter le canal de Nakagawa à partir du port de Nagoya jusqu’au quartier de Sasashima situé juste en dessous de la gare de Nagoya. Une fois que l’on s’éloigne du port et de son aquarium, le canal n’est bordé de pratiquement tout son long que d’usines, d’entrepôts et de centres logistiques de tailles diverses et variées, de dortoirs, de petits restaurants où se retrouvent probablement chaque midi les habitués. Pour être tout à fait franc l’intérêt est plutôt moindre, je n’ai d’ailleurs aucun souvenir de ce que j’ai écouté comme musique lors de cette promenade. Je réfléchis à prendre en photos les travailleurs dans leurs vêtements de travail et autres salopettes de couleurs diverses, avec leur casque sur la tête, mais ne parviens pas à me faire violence – c’est qu’ils ont l’air costauds en plus. Je marche d’un bloc à l’autre, arrêté pratiquement à chaque croisement par un feu rouge toujours trop long. Tout se ressemble et se répète tellement que j’en viens à regretter un peu de m’être lancé dans cette entreprise. Bien qu’encore éloignée, je suis soulagé quand je commence à apercevoir au loin la tour de le chaine de télévision Chūkyō, plantée dans le décor tel un drapeau signalant l’arrivée du parcours.
Tout à fait paradoxalement, les coins de verdure, parcs et squares se font plus fréquents au fur et à mesure que je me rapproche du centre de Nagoya, et même l’architecture des entrepôts, jusqu’ici banales baraques faites de tôle, semble désormais avoir été pensée pour susciter l’attention de ceux qui se baladent le long du canal. J’arrive enfin, au bout d’un peu plus de quatre heures de marche, à bon port, si j’ose dire. Je m’assois quelque instants dans le parc devant centre commercial Global Gate et le campus de l’Aichi University, que j’avais visité une année auparavant. C’est d’ailleurs, il me semble, la découverte du canal qui m’avait donné l’idée de cette balade. Pour une fois, j’accomplis l’un de mes projets !