‘Ki ni shinai’ (気にしない) – Gifu-shi







Il m’a fallu près d’une heure et demie pour enfin atteindre le Nagaragawa Convention Center, situé au nord de la ville de Gifu, au bord de la rivière Nagara (長良川). Le bâtiment, dont la caractéristique principale est sa salle de conférence principale en forme d’œuf, a été dessiné par Tadao Ando (安藤忠雄) et sa construction s’est terminée en 1995. Je me faisais une joie de me balader aux alentours d’un des rares bâtiment de l’architecte dans la région, aussi quelle n’a pas été ma déception quand j’ai aperçu ces grues et ces échafaudages ! Il semblerait que le plafond du bâtiment fasse l’objet de travaux de rénovation jusqu’en mars 2026. Quand j’y repense maintenant que j’écris ce billet, je ne me souviens pas avoir vu ces travaux mentionnés sur le site avant de m’y rendre alors que c’est maintenant inscrit en grosses lettres rouges bien visibles. Peut-être bien ne suis-je pas le seul à m’être fait avoir … Quoiqu’il en soit, sur le coup je suis extrêmement déçu et peste contre mon manque d’organisation et le temps perdu. ‘Ki ni shinai‘ (ce n’est pas grave)… Je décide de marcher le long de la rivière pour me calmer et réfléchir à quoi faire …
Après dix minutes de marche j’aperçois au loin quatre ou cinq barques faisant des aller-retours d’un bord à l’autre de la rivière. Il s’agit des embarcations en bois non motorisées utilisées pour assister à l’ukai (鵜飼), la pêche au cormoran, un style de pêche pratiquée depuis plus de 1,300 ans et dont la région est particulièrement fière. Il semblerait que je sois en train d’assister à une séance d’entraînement à la manœuvre des barques. Celles-ci doivent faire un poids considérable car une trentaines de personnes peuvent monter à bord. Si en apparence le cours d’eau semble relativement calme, au centre de la rivière de forts remous rendent la traversée difficile. Les bateaux se lancent les uns après les autres avec deux hommes à leur bord, un à l’avant, l’autre à l’arrière. Sur la barge un homme d’une soixante d’années, costaud, à la voix qui porte, hurle des ordres et des directives. Il s’en prend parfois verbalement assez violemment à un homme dans la quarantaine, qui autant qu’il se démène à l’arrière, peine à maintenir le bateau dans un angle qui lui permette de passer le courant.
Après avoir pris mon déjeuner au restaurant du Nagara River Cormorant Fishing Museum situé l’étage, je me balade au hasard d’étroites ruelles mêlant petites auberges, hôtels et résidences. Bientôt mon attention est attirée par des cris rauques et gutturaux auxquels viennent s’ajouter au fur et à mesure que je m’approche de leur source une très forte odeur de poisson. Mes pas me mènent ainsi à la résidence de Masahiko Sugiyama (杉山雅彦), un ushō (鵜匠) célèbre. Un ushō est un ‘maître pêcheur au cormoran‘, pêcheur chevronné de la pêche ukai. Pendant la pêche ukai celui-ci se tient à la proue de sa barque et dirige jusqu’à dix ou douze oiseaux à la fois. Pratiqué de nuit, la lueur des flammes suspendues à l’avant des barques attire les poissons vers la surface. Dès qu’un cormoran capture un poisson en plongeant dans la rivière, le maître le ramène à lui grâce à la corde et le fait régurgiter le poisson, un nœud autour du cou empêchant l’oiseau d’avaler les plus gros poissons. Le titre de maître pêcheur au cormoran est héréditaire et appartient à six familles de la ville de Gifu et à trois de la ville de Seki. Ces neuf ushō, dont Sugiyama fait partie, possèdent un statut de fonctionnaire civil rattaché à la Maison Impériale et ont pour responsabilité de pêcher des poisson d’eau douce ayu destinés à la consommation de la famille impériale. Dans la cour de la maison sont soigneusement disposés, comme dans un musée, les ustensiles nécessaires à la pêche, tels les copeaux de bois pour le feu à l’avant de la barque ou bien la paille pour confectionner les habits des pêcheurs. Difficile de savoir si j’ai la permission d’être dans cette cour, en tout cas je me sens comme observé. Derrière les barreaux de sa cabane, un cormoran me fixe du regard. Je reste un moment à observer l’oiseau derrière les barreaux. Ces oiseaux vivent en étroite relation avec leur dresseur, qui les nourrit, les soigne et les entraîne chaque jour. Le lien entre l’homme et l’animal est fondamental dans la pratique de l’ukai, qui me semble reposer sur une connaissance fine du comportement des cormorans et sur une confiance réciproque. Cette scène discrète, à l’écart du spectacle touristique, m’a offert un rare aperçu du quotidien d’un métier ancestral encore vivant. Je me félicite de ne pas avoir baissé les bras et d’avoir suivi mon instinct.






